Rammstein – Das Weiße (2019)

            Comme c’est périlleux, dans la carrière d’un groupe de cet âge, l’arrivée d’un nouvel album tant attendu ! On comprend qu’ils aient hésité, tergiversé, procrastiné toutes ces années avant de nous le livrer : quand on est ainsi au sommet de sa popularité, que l’on a vingt-cinq ans de carrière, et que l’on a cinquante-cinq ans tout court, un nouvel album c’est le risque de basculer sur la pente du déclin, alors qu’en attendant, on était suspendu, au sommet, à l’apogée, dans les limbes d’un possible chef-d’œuvre à venir.

            Et maintenant qu’il est sorti ? Fin de carrière ou prolongement de l’apogée ? Pour moi, difficile de trancher.

            Le génie de la machine Rammstein – ce formidable poing à six doigts bien entouré de managers –, l’intelligence de la provocation et l’art de ne laisser personne indifférent a sans nul doute frappé lors de la promotion de l’album à travers la polémique du clip de son premier titre, « Deutschland ». Des Allemands à la musique martiale avec un passif de détournement d’images nazies qui récidivent en jouant, les uns des prisonniers d’un camp de concentration, les autres des SS : scandale ! Et puis la vidéo paraît entière, la séquence du camp s’inscrit dans une multitude de scènes incarnées par le groupe, représentant des étapes de l’Histoire allemande depuis le Moyen-Âge – n’eût-il pas été plus scandaleux encore de ne pas représenter les camps ? – et Ruby Commey aussi, magnifique actrice noire allemande, a osé se vêtir en SS, et c’est elle qui incarne superbement l’allégorie de l’Allemagne, et à la fin les condamnés des camps exécutent leurs bourreaux, et la polémique retombe aussi vite qu’elle était née, ne restent « que » les 7 millions de vues, en une seule journée, du clip intégral révélé.

            Déjà bien connues donc, les premières notes qui s’élèvent de l’album Rammstein : « Deutschland » dit brillamment la difficulté d’aimer son pays quand on est Allemand, ce tiraillement entre « Fluch und Segen »**. J’imagine la joie perverse qu’éprouvent déjà les six Allemands, pendant leur tournée des grands stades européens à laquelle j’assisterai moi-même dans moins de quinze jours, à l’idée de quarante mille voix d’Espagnols, de Français ou d’Anglais qui chantent, qui hurlent : « Deutschland, Deutschland über allen! »**…

            Musicalement, ce titre, s’il n’est pas très heavy* (pas assez ?), est efficace, dynamique, et visiblement travaillé : c’est le plus long de l’album et chaque note, chaque reprise du refrain, chaque bridge* est exactement là où il doit être. Les effets d’échos et de chœurs offrent à l’ensemble une polyphonie équilibrée et bienvenue, qui manquent d’ailleurs au reste de l’opus.

            Car un premier reproche de ma part serait qu’hormis « Deutschland », une grande majorité des titres sonne comme un autre album solo de Lindemann… Je ne sais si cela tient au mixage, à la dynamique du groupe, au manque d’inspiration des guitaristes (et dans une moindre mesure, du claviériste) ou à un peu de tout ça à la fois, mais la voix et la personnalité du vocaliste dominent (trop), écrasent souvent l’identité musicale du collectif – celle-là même qui faisait la réussite de titres emblématiques, « Mutter », « Reise, Reise », « Ich will »…

            « Radio » aborde un thème que je souhaitais depuis longtemps dans la discographie de Rammstein : leur jeunesse en RDA. Voilà mon attente récompensée, et quoi de plus logique, l’année des 30 ans de la chute du Mur de Berlin. Lyriquement, le morceau est très bien écrit, et je vous en proposerai une traduction sans tarder [edit : c'est fait, cliquer ici pour lire cette traduction]. Il s’agit de montrer la place salutaire qu’avait la radio – clandestine, nocturne – dans la vie des Allemands prisonniers dans l’Est soviétique, comme fenêtre sur le monde de l’Ouest, ce monde de couleurs, de mondialisation et de liberté. « Chaque nuit, un peu de joie, mon oreille collée au transistor du monde […] Mes oreilles deviennent des yeux. » Si l’on peut regretter à nouveau un refrain un peu trop « léger », le travail résolument électro du Dr. Flake au clavier – intro aux sonorités EBM* qui se prolonge en toile de fond de tout le morceau, motif musical très space music* à la fin des refrains, tout cela rappelle l’influence de KMFDM* sur le groupe – est excellent, et vient mimer de façon convaincante les ondes radio qui traversent les frontières.

            Dans la suite de l’album, je relève de vraies trouvailles et des efforts visibles de renouvellement qui font mouche : l’intro de « Zeig dich » se compose de chœurs religieux du plus bel effet, en contraste parfait avec les paroles impies qui provoquent le Dieu en qui elles ne croient pas : « Montre-toi ! Ne te cache pas ! […] Aucun Dieu ne se montre / Le Ciel se teinte en rouge. » ; le sel des paroles des couplets ne rendrait rien une fois traduites, car il repose sur l’accumulation de verbes (innombrables) commençant par la particule ver-, de sens négatif et définitif.

            Malheureusement, le parolier Lindemann est moins inspiré dans la suite de l’album – à l’exception d’un titre, « Diamant ». Il le redoutait dans une interview accordée en 2015 au Süddeutsche Zeitung : « Si l’on compare les langues à des arbres fruitiers, j’ai cueilli les fruits de l’arbre allemand. Nous avons fait 70, 80 chansons avec Rammstein. » Alors, sur plusieurs titres, on sent un recyclage de vieilles recettes… « Ausländer » en fait partie. Sans doute, le morceau est plaisant, à nouveau marqué d’électro, et son refrain s’incrustera sans mal dans nos têtes… Mais le thème, le ton, les procédés sont rebattus : le mâle qui pense avec son sexe, qui privilégie sans aucun scrupule la quantité des rapports à la qualité et qui baragouine trois mots dans la langue de chaque pays qu’il va visiter (surtout la France : « mon amour », « c’est la vie », « mon chéri » – ne voulait-il pas dire « ma chérie » plutôt ?) pour emballer les filles faciles, c’est en gros un condensé de « Pussy », « Moskau », « Te quiero puta! » et « Frühling in Paris »… On apprécie quand même la truculence de « Je ne suis pas un homme d’un soir… je reste maximum une heure ou deux ! » et du rire communicatif de Till, à 2mn57 – il se marre, bien entendu !

            Je suis encore moins emballée par « Sex », du réchauffé (on a compris à quel point vous – toi surtout, le balèze qui chante – étiez des obsédés sexuels !). « Was ich liebe » ou « Weit weg » s’oublient aussitôt, « Tattoo » manque de relief malgré la nouveauté du thème (le tatouage, je vous le donne en mille, « Quand le sang embrasse l’encre »), et pour « Hallomann » et « Puppe » c’est l’inverse, on en revient aux thèmes glauques façon fait-divers déjà vus, pour l’un, du pédophile qui aborde une petite fille, pour le second, d’un enfant esseulé qui attend pendant que sa sœur se prostitue dans la pièce d’à côté.

            Tout de même, sur ce « Puppe », il y a la tentative innovante et concluante de chant quasi saturé dans le refrain, qui donne une intensité émotionnelle inouïe à la rage du gamin. Un plus sur le refrain, donc.

            Et puis, je m’arrête sur « Diamant » : on attend toujours la ballade avec un mélange d’espoir et de crainte sur un album métal. Celle-ci est une réussite. Elle n’est pas révolutionnaire mais profondément mélancolique, avec son riff en arpèges soutenu de sons rappelant une marche funèbre au synthé, et pour les germanophones, c’est une très jolie mais désespérée chanson d’amour. Et lorsque la complainte se clôt après seulement 2mn34 (« Tu es belle, comme un diamant – mais tu n’es qu’une pierre. »), on aimerait la réentendre. Autre traduction que j’aimerais vous livrer.

            Je conclus en évoquant l’artwork*. Enfin l’artwork… la pochette quasi nue, je veux dire. Mais elle est bien loin d’être anodine ! Les indices concordent… : un album éponyme (Rammstein, de Rammstein) après une notoriété déjà plus qu’acquise, une pochette monochrome blanche, intérieur, extérieur, à l’exception d’un symbole représentant le groupe (l’allumette, bien sûr)… Quoi, vous ne voyez pas ? C’est le White de Rammstein, pardi ! Comme The Beatles des Beatles, rebaptisé White album en raison de sa pochette entièrement blanche hormis le nom du groupe et un numéro de série factice, mais aussi comme le Black album (alias Metallica, de Metallica) qui s’inscrivait déjà dans le sillage des Quatre garçons dans le vent, avec son monochrome noir cette fois-ci, uniquement frappé d’un serpent en filigrane. Le White et le Black furent les plus gros succès commerciaux de leurs auteurs respectifs, alors au sommet de leur gloire. La filiation doit-elle porter chance à Rammstein, s’agit-il de s’affirmer – avec la modestie qui les caractérise – comme des légendes, de se mesurer à ces deux mastodontes de la musique ?

            Mais le White et le Black furent aussi la dernière marche avant le déclin, pour les deux légendes. Et vous savez ce que je pense des légendes vivantes (trop souvent des oxymores). Alors, quel avenir pour Rammstein après le White ? – pardon… Das Weiße** !

Pochette de l'album Rammstein

Pochette de l'album Rammstein

*Lexique pour Maman

- heavy, en anglais : lourd. Abréviation pour heavy metal, la version la plus traditionnelle du métal ou caractéristique de cette musique, particulièrement saturée et martiale.

- bridge : (littéralement "pont") Passage de transition dans une chanson, souvent différent du reste du morceau.

- EBM, electronic body music : sous-genre de la musique électronique apparue au début des années 1980 en Allemagne et en Belgique (époque post-punk et new-wave), qui combine la musique industrielle avec des éléments de dance et de disco.

- space music : sous-genre de la musique new-age dérivé de l’ambient music, à l’atmosphère hypnotique, évoquant l’espace interstellaire, ponctué de synthétiseurs suggérant l’étrangeté.

- KMFDM : groupe allemand de musique industrielle très influent dans les années 1980, qui introduit parfois des riffs de métal dans sa musique – ce qui en fait un précurseur du métal industriel.

- artwork : Création artistique illustrant un album.

 

 

**Traductions de l’allemand :

- « Fluch und Segen » : « malédiction et bénédiction »

- « Deutschland, Deutschland über allen! » : « L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tous » (et non, nuance !, « au-dessus de tout » (über alles) comme dans le premier couplet de l’hymne allemand, désormais banni de toute cérémonie car subverti par le nazisme).

- « Das Weiße » : le Blanc (le White) en allemand (prononcer [vaïsseu]).

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